Rencontre avec Maylis de Kerangal

Que représentent pour vous ces moments de rencontre avec le public, alors même que le travail d’écrivain est un exercice solitaire ?

L’écriture est en effet un moment de retrait. Mais dès qu’un livre paraît, tout s’accélère. Même si je porte un projet pendant plusieurs années, je manque de recul pour poser des mots sur ce que j’ai réalisé. Les rencontres avec le public m’accompagnent alors puissamment. Elles permettent de réfléchir autrement au livre, d’accueillir questions, enthousiasmes, critiques. D’une certaine façon, je continue à le penser, à l’écrire. Au fil du temps, j’en parle différemment, c’est un grand plaisir intellectuel. J’essaie aussi de transmettre ce qu’est pour moi l’écriture : moins une histoire qu’une façon personnelle de la raconter, une plongée dans une langue résistant à l’uniformisation. Et puis, ces rencontres sont aussi un vrai lien avec les lecteurs. N’étant pas sur les réseaux sociaux, ces échanges concrets, humains, sont rares et précieux.

Quel rapport entretenez-vous à la lecture et à ces lieux de diffusion que sont les bibliothèques, les médiathèques ?

J’ai grandi dans un monde favorable à la lecture. La bibliothèque du Havre a marqué mon enfance. Je me revois naviguer entre ses rayons, au milieu de cette jungle de livres merveilleuse, libre de tout emprunter, le plaisir du tampon, de la carte, du retour. C’est un affect très lié au sentiment de liberté, qui a façonné mon rapport très heureux à la lecture. Le livre a toujours été là. Ma vie d’éditrice puis d’auteure est aussi un parcours de lectrice. Lire m’est nécessaire pour écrire, et écrire me renvoie sans cesse à d’autres lectures.

Vous avez d’ailleurs été marraine en janvier des Nuits de la lecture. À l’heure des réseaux sociaux, du tout résumé, en quoi encourager à lire est essentiel ?

La lecture de la littérature est un espace-temps à préserver. Elle échappe aux temporalités modernes, à l’écriture fragmentée des posts ou des textos,. Elle résiste aux médias donnant l’impression que tout peut être résumé en deux minutes pour une sorte de rentabilité de plaisir immédiate. Lire est un « encapsulage » mental qui exige du temps, du calme, une concentration durable. C’est une co-création avec l’auteur ou l’autrice, qui fait appel à notre subjectivité pour aller à la rencontre des personnages, se représenter les lieux, recevoir le propos tenu. Cette expérience immersive dans la langue, qui nous mène à nos propres émotions, est irremplaçable. On en revient à cette idée de liberté : la littérature impose peu et laisse profondément libre.

Repères

• 2000 : Je marche sous un ciel de traîne, premier roman
• 2008 : Corniche Kennedy, finaliste de plusieurs prix
• 2010 : Prix Médicis pour Naissance d’un pont
• 2014 : Réparer les vivants, multiprimé et porté à l’écran en 2016
• 2024 : Jour de ressac, sélectionné pour le prix Goncourt